Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Frisson
Frisson
Publicité
Archives
22 septembre 2006

Nuit

Un texte que j'avais écrit en 2004 pour un concours.

Allongé sur le ventre, le bras gauche plié et rabattu au-dessus de sa tête, les jambes écartées, Vincent ne dormait pas. Son corps se faisait lourd, depuis le temps qu’il était resté immobile, imprimant sa forme sur le matelas dans lequel il avait l’impression de s’enfoncer, et qu’il allait finir par traverser. Encore une insomnie. Oiseaux privés d’ailes, ses pensées refusaient de quitter l’arbre de sa conscience pour s’envoler dans le libre ciel de ses rêves. C’était l’inverse qui se produisait, un excès de conscience. Subissant l’étonnante pesanteur de la gravité, Vincent s’aplatissait sur la ligne horizontale du plancher, et en définitive c’était avec la courbe de la terre, imperceptible mais bien réelle, qu’il faisait corps. Dans cet instant de solitude, de calme absolu troublé seulement par le mouvement infinitésimal des rideaux flattés par un air agréablement rafraîchi, son corps collé à sa planète, il se sentait plus que jamais faire partie du monde. Ce soir l’univers s’insinuait dans sa chambre et l’invitait à sortir, à voyager, à s’accrocher aux sons que le dehors projetait jusque vers son oreille.

Son attention se fixa au loin sur une rumeur naissante, un bruit rappelant celui de la pluie. Des sons plus aigus se détachèrent puis formulèrent un rythme, une mélopée qui gagnait en clarté et en volume, enveloppée d’un ruissellement diffus au timbre métallique. Le bruit enfla, s’amplifia démesurément au milieu du silence, qui jusqu’alors gardait jalousement la campagne partagée seulement avec l’obscurité, enfin éclata en une fontaine jaillissante de décibels glissants, grinçants, martelant, virevoltant à une vitesse faramineuse telle que l’esprit ne pouvait être que surpris et dépassé par la puissance du phénomène. Lancé à une allure folle, un train de marchandises déployait son feu d’artifice cacophonique. Puis une sourdine étouffa brusquement le phénomène, il s’éloignait déjà, suivi d’une sonorité suintante et claudicante identique à celle qui l’avait précédé.

L’imagination de Vincent fut d’abord frappée par la violence de l’apparition, puis charmée par la lancinante musique que produisait le convoi en fuite. Dans une délicieuse sensation de flottement, son esprit s’extirpa de la lourdeur de sa couche et suivit le long cortège d’acier sur le tracé de la voie ferrée. Coupant droit à travers les prés, il fendit l’air épais flottant au﷓dessus de la terre chauffée tout au long du jour par le soleil. La canicule avait laissé les champs en ébullition, réduits en un bouillon d’humidité et de végétal. Régnait une odeur quasi animale de transpiration et de fermentation, saturée d’une infinité de nuances qui la rendaient subtile et indéfinissable, sucrée et salée, féminine et masculine, attirante et écoeurante à la fois. C’était comme si le ciel avait fait l’amour à la terre, et l’atmosphère nocturne portait encore les stigmates exhalés par ce coït magistral. De cet union du feu et de l’eau était née la vie, celle que l’on perçoit une fois que l’astre a cessé de briller et de terrasser son petit monde : bruissement des feuilles entrelacées, frétillement d’insectes qui grouillent, rampent et trottent, abrités sous le fouillis des plantes. Ces dernières semblaient se prélasser après la torpeur de la fournaise, étirer leurs tiges, se laisser griser par la douce danse de la brise, elles avaient malgré leur apparente vulnérabilité supporté la sècheresse avec vaillance, leurs feuilles avaient même capté la lumière et s’en étaient nourries, soutirant au soleil cogneur la force de lui résister la journée d’après.

L’astre avait fini par céder. L’obscurité l’avait chassé et pesait maintenant de toute sa puissance, narguée seulement par quelques troupeaux d’étoiles dont la lumière venait de traverser la nuit des temps pour venir se poser comme des grains de sel sur une soupe trop fade. Et bientôt dans ce liquide sombre vint se dissoudre un nuage de crème orangé aux contours flous et irréguliers, le train s’approchait de la ville, et Vincent apercevait maintenant le halo provoqués par les centaines de réverbères censés éclairer les rues, les murs et les carrosseries endormies, mais qui, par faute de public peut-être, envoyaient leur lumière se perdre dans les nuages alentours.

Sous le cumulus lumineux commençaient à se détacher, une à une, une infinité de petites lucioles frétillantes, scintillantes, excitées par les mouvements de l’air, qui ne trouvaient le calme qu’au moment de prendre une forme identifiable ; ici la lampe d’une âme tardivement éveillée prise au piège d’un imposant et sinistre complexe d’habitation, là le néon d’un hôtel dont les couleurs criardes ne semblaient avoir été choisies que pour encourager le voyageur à la fuite. Puis parut un rassemblement d’illuminations, un tonnerre de lumière : la gare se profilait, cachant sous ses toits fins et rectangulaires une armée d’ampoules brillant de tout leur saoul, sans doute essayaient-elles d’attirer ainsi les trains jusqu’à elles, à la manière d’un phare, ignorant que ceux-ci suivraient bêtement et inéluctablement leurs rails selon un parcours et jusqu’à une destination déterminés d’avance.

Le convoi de Vincent mordait à l’hameçon, il ondulait sur les derniers virages comme un serpent avant de fondre sur sa proie, les petites ampoules se réjouissaient déjà et embrasaient leur filament de bonheur en voyant s’avancer les deux petits yeux luminescents de la locomotive. Mais quelque chose d’inattendu se produisait, le train ne réduisait pas son allure, des frissons d’angoisse électrique commençaient  à parcourir les échines de verre ; il n’allait pas oser leur faire ça. Il ne laissa cependant subsister aucun doute lorsqu’il s’engagea sous les toits à pleine vitesse, il avait décidé de poursuivre sa voie, de traverser les quais en coup de vent sans même déverser un peu d’animation dans ce lieu déserté par la foule. Les ampoules semblèrent se résoudre à regarder s’éloigner rapidement leur espoir de voir se briser leur monotonie et continuèrent de briller, elles avaient peut-être l’habitude de ce genre de déception.

Quant à Vincent, il cessa de suivre ici la trajectoire du convoi et s’engagea dans les couloirs excessivement éclairés de la gare. Traînait une odeur de vieille fumée, de métal usé et de peinture défraîchie, aussi des fragrances organiques, émanées sans doute des en-cas dévorés par quelque passager pressé. Des restes de journaux gisaient ça et là, misérables, bien loin de leur fringance de la veille, quand ils sortaient de l’impression encore chauds comme des petits pains et porteurs de nouvelles fraîches. Il était impossible d’imaginer à ce moment précis l’effervescence qui secouait le bâtiment peu d'heures aupravant. Les longs couloirs évidés des humains en transit avaient perdu leur raison d’être, et leurs dimensions taillées pour tenir à l’heure de pointe en devenaient absurdes. Et pourtant, dans ce silence et cette absence de mouvement, l’âme du lieu semblait émerger, et l’on pouvait presque entendre ces sols et ces murs raconter les histoires auxquelles ils avaient assisté, les amours retrouvées ou définitivement perdues, les espoirs et désespoirs des départs, les vies brisées ou renouvelées par la magie d’un voyage.

Vincent soudain se sentit seul, perdu. Il avait suivi passivement une voie tracée et rassurante, et se retrouvait maintenant âme errante, livrée à elle-même, qui ne savait quel but poursuivre. Qu’était-il venu chercher ? Les bruits extérieurs l’avaient attiré et mené jusqu’ici, dans les tréfonds de la mélancolie. Les conditions de son départ revinrent à sa mémoire, Vincent réalisa qu’il ne devait logiquement pas se trouver hors de sa chambre. Il comprit, et sourit. Il était venu chercher le sommeil, et l’avait finalement trouvé en rêvant de ce lieu empreint de nostalgie. Dans cette gare, il était arrivé, et se sentait désormais prêt à repartir. Vincent tira à lui le drap, se retourna dans son lit, et laissa sombrer sa conscience dans la toile tendue par la nuit.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité