Nuit
Un texte que j'avais écrit en 2004 pour un concours.
Allongé
sur le ventre, le bras gauche plié et rabattu au-dessus de sa tête, les
jambes écartées, Vincent ne dormait pas. Son corps se faisait lourd,
depuis le temps qu’il était resté immobile, imprimant sa forme sur le
matelas dans lequel il avait l’impression de s’enfoncer, et qu’il
allait finir par traverser. Encore une insomnie. Oiseaux privés
d’ailes, ses pensées refusaient de quitter l’arbre de sa conscience
pour s’envoler dans le libre ciel de ses rêves. C’était l’inverse qui
se produisait, un excès de conscience. Subissant l’étonnante pesanteur
de la gravité, Vincent s’aplatissait sur la ligne horizontale du
plancher, et en définitive c’était avec la courbe de la terre,
imperceptible mais bien réelle, qu’il faisait corps. Dans cet instant
de solitude, de calme absolu troublé seulement par le mouvement
infinitésimal des rideaux flattés par un air agréablement rafraîchi,
son corps collé à sa planète, il se sentait plus que jamais faire
partie du monde. Ce soir l’univers s’insinuait dans sa chambre et
l’invitait à sortir, à voyager, à s’accrocher aux sons que le dehors
projetait jusque vers son oreille.
Son attention se fixa au
loin sur une rumeur naissante, un bruit rappelant celui de la pluie.
Des sons plus aigus se détachèrent puis formulèrent un rythme, une
mélopée qui gagnait en clarté et en volume, enveloppée d’un
ruissellement diffus au timbre métallique. Le bruit enfla, s’amplifia
démesurément au milieu du silence, qui jusqu’alors gardait jalousement
la campagne partagée seulement avec l’obscurité, enfin éclata en une
fontaine jaillissante de décibels glissants, grinçants, martelant,
virevoltant à une vitesse faramineuse telle que l’esprit ne pouvait
être que surpris et dépassé par la puissance du phénomène. Lancé à une
allure folle, un train de marchandises déployait son feu d’artifice
cacophonique. Puis une sourdine étouffa brusquement le phénomène, il
s’éloignait déjà, suivi d’une sonorité suintante et claudicante
identique à celle qui l’avait précédé.
L’imagination de
Vincent fut d’abord frappée par la violence de l’apparition, puis
charmée par la lancinante musique que produisait le convoi en fuite.
Dans une délicieuse sensation de flottement, son esprit s’extirpa de la
lourdeur de sa couche et suivit le long cortège d’acier sur le tracé de
la voie ferrée. Coupant droit à travers les prés, il fendit l’air épais
flottant audessus de la terre chauffée tout au long du jour par le
soleil. La canicule avait laissé les champs en ébullition, réduits en
un bouillon d’humidité et de végétal. Régnait une odeur quasi animale
de transpiration et de fermentation, saturée d’une infinité de nuances
qui la rendaient subtile et indéfinissable, sucrée et salée, féminine
et masculine, attirante et écoeurante à la fois. C’était comme si le
ciel avait fait l’amour à la terre, et l’atmosphère nocturne portait
encore les stigmates exhalés par ce coït magistral. De cet union du feu
et de l’eau était née la vie, celle que l’on perçoit une fois que
l’astre a cessé de briller et de terrasser son petit monde :
bruissement des feuilles entrelacées, frétillement d’insectes qui
grouillent, rampent et trottent, abrités sous le fouillis des plantes.
Ces dernières semblaient se prélasser après la torpeur de la fournaise,
étirer leurs tiges, se laisser griser par la douce danse de la brise,
elles avaient malgré leur apparente vulnérabilité supporté la
sècheresse avec vaillance, leurs feuilles avaient même capté la lumière
et s’en étaient nourries, soutirant au soleil cogneur la force de lui
résister la journée d’après.
L’astre avait fini par céder.
L’obscurité l’avait chassé et pesait maintenant de toute sa puissance,
narguée seulement par quelques troupeaux d’étoiles dont la lumière
venait de traverser la nuit des temps pour venir se poser comme des
grains de sel sur une soupe trop fade. Et bientôt dans ce liquide
sombre vint se dissoudre un nuage de crème orangé aux contours flous et
irréguliers, le train s’approchait de la ville, et Vincent apercevait
maintenant le halo provoqués par les centaines de réverbères censés
éclairer les rues, les murs et les carrosseries endormies, mais qui,
par faute de public peut-être, envoyaient leur lumière se perdre dans
les nuages alentours.
Sous le cumulus lumineux commençaient à
se détacher, une à une, une infinité de petites lucioles frétillantes,
scintillantes, excitées par les mouvements de l’air, qui ne trouvaient
le calme qu’au moment de prendre une forme identifiable ; ici la lampe
d’une âme tardivement éveillée prise au piège d’un imposant et sinistre
complexe d’habitation, là le néon d’un hôtel dont les couleurs criardes
ne semblaient avoir été choisies que pour encourager le voyageur à la
fuite. Puis parut un rassemblement d’illuminations, un tonnerre de
lumière : la gare se profilait, cachant sous ses toits fins et
rectangulaires une armée d’ampoules brillant de tout leur saoul, sans
doute essayaient-elles d’attirer ainsi les trains jusqu’à elles, à la
manière d’un phare, ignorant que ceux-ci suivraient bêtement et
inéluctablement leurs rails selon un parcours et jusqu’à une
destination déterminés d’avance.
Le convoi de Vincent mordait
à l’hameçon, il ondulait sur les derniers virages comme un serpent
avant de fondre sur sa proie, les petites ampoules se réjouissaient
déjà et embrasaient leur filament de bonheur en voyant s’avancer les
deux petits yeux luminescents de la locomotive. Mais quelque chose
d’inattendu se produisait, le train ne réduisait pas son allure, des
frissons d’angoisse électrique commençaient à parcourir les
échines de verre ; il n’allait pas oser leur faire ça. Il ne laissa
cependant subsister aucun doute lorsqu’il s’engagea sous les toits à
pleine vitesse, il avait décidé de poursuivre sa voie, de traverser les
quais en coup de vent sans même déverser un peu d’animation dans ce
lieu déserté par la foule. Les ampoules semblèrent se résoudre à
regarder s’éloigner rapidement leur espoir de voir se briser leur
monotonie et continuèrent de briller, elles avaient peut-être
l’habitude de ce genre de déception.
Quant à Vincent, il cessa
de suivre ici la trajectoire du convoi et s’engagea dans les couloirs
excessivement éclairés de la gare. Traînait une odeur de vieille fumée,
de métal usé et de peinture défraîchie, aussi des fragrances organiques, émanées sans doute des en-cas dévorés par quelque
passager pressé. Des restes de journaux gisaient ça et là,
misérables, bien loin de leur fringance de la veille, quand ils
sortaient de l’impression encore chauds comme des petits pains et
porteurs de nouvelles fraîches. Il était impossible d’imaginer à ce
moment précis l’effervescence qui secouait le bâtiment peu d'heures aupravant. Les longs couloirs évidés des humains en transit avaient
perdu leur raison d’être, et leurs dimensions taillées pour tenir à
l’heure de pointe en devenaient absurdes. Et pourtant, dans ce silence
et cette absence de mouvement, l’âme du lieu semblait émerger, et l’on
pouvait presque entendre ces sols et ces murs raconter les histoires
auxquelles ils avaient assisté, les amours retrouvées ou définitivement
perdues, les espoirs et désespoirs des départs, les vies brisées ou
renouvelées par la magie d’un voyage.
Vincent soudain se
sentit seul, perdu. Il avait suivi passivement une voie tracée et
rassurante, et se retrouvait maintenant âme errante, livrée à
elle-même, qui ne savait quel but poursuivre. Qu’était-il venu chercher
? Les bruits extérieurs l’avaient attiré et mené jusqu’ici, dans les
tréfonds de la mélancolie. Les conditions de son départ revinrent à sa
mémoire, Vincent réalisa qu’il ne devait logiquement pas se trouver
hors de sa chambre. Il comprit, et sourit. Il était venu chercher le
sommeil, et l’avait finalement trouvé en rêvant de ce lieu empreint de
nostalgie. Dans cette gare, il était arrivé, et se sentait désormais
prêt à repartir. Vincent tira à lui le drap, se retourna dans son lit,
et laissa sombrer sa conscience dans la toile tendue par la nuit.