Samedi
Arrivé sur les bords du lac, je me suis assis sur un banc exposé au soleil, ai posé mon livre à côté de moi, étendu les bras, agréable sensation de s'ouvrir, de tendre ses muscles, de s'offrir à la fine tendresse de l'air matinal. Les yeux fermés, pour mieux me laisser imprégner par les sons environnants, le piaillement excité des oiseaux dont grouillent les buissons alentour, le bruit plat de l'eau calme qui vient jeter sur les rives ses filets d'humide fraîcheur, le bourdonnement des véhicules qui démarrent rapidement une fois le feu passé au vert. En me laissant tomber encore plus profondément dans l'univers qui m'entoure, je sens une odeur de cuisine, de café et de pâte chaude, saveur légèrement acidulée des pains et des croissants qui vont bientôt rejoindre les assiettes des palaces genevois, juste derrière moi. Les signes extérieurs rassurants d'une ville qui s'éveille, un nouveau jour, une page blanche sur laquelle rien n'est encore écrit.
Je saisis mon livre, le reprends là où je l'avais laissé il y a deux semaines, dans la première partie d'un amour de Swann. Mais ma tête semble trop petite pour contenir tout ce qui s'y passe, peut-être à cause du soleil déjà vigoureux qui cuit et assèche mon visage comme de l'argile, peut-être à cause des émotions encore non digérées de la semaine et du début de la journée, mon esprit ne parvient pas à se laisser glisser sur ces phrases qui en deviennent trop riches, trop longues, trop complexes pour la fenêtre étroite de mon intelligence. Et puis, après quelques minutes, le soleil se déplace un peu au-dessus des branches de l'arbre sous lequel je me trouve, dessinant quelques filaments d'ombre sur ma peau.
Enfin, je m'immerge dans le texte, et retrouve Swann au moment où il ose consommer totalement son inclination pour Odette, juste après qu'il avait ressenti l'angoisse de ne pas la voir un soir, parce qu'elle était partie de chez les Verdurin avant qu'il n'y parvienne. Description d'un amour qui vise plus la possession de l'être que l'être lui-même, un amour sociologique aussi, qui se contente des quelques commodités qu'il assure, se conformant aux aspirations intellectuelles et artistiques, et semblant répondre à l'idée que l'on se fait du confort de la vie. Amour trompeur, on s'en doute, basé sur des artifices et des futilités qui font ignorer quelle est la vraie personne que l'on pense aimer. Plongé dans l'écriture virtuose et la pertinence de l'analyse de Proust, je ne remarque pas la foule qui commence à affluer sur les quais, si bien que lorsque je lève les yeux de mes pages, je suis surpris par le va-et-vient bruyant des touristes en short, des promeneurs sur pattes ou sur roues, des amoureux aux lèvres qui s'attirent comme des ventouses. Je fuis.
Plus tard, dans l'après-midi, réfugié dans l'ombre de mes murs, je tourne la dernière page d'Isabelle Bruges de Christian Bobin. Assez remué par ce que je viens de lire. Première rencontre avec cet auteur, il me faisait presque peur, on m'avait trop conseillé de le lire, et peut-être qu'il était trop proche de moi. Par un hasard délicieux, dans la même journée, une seconde description de l'amour, comme une évidence, simple et profonde. Comme une verticalité inéluctable traversée par l'horizontalité de notre vie, si le destin nous en donne la chance.
Je ne me risque pas longtemps aux comparaisons avec ce que j'ai vécu moi-même, parce qu'il me semble qu'aucune de mes histoires n'entre exactement ni dans une définition, ni dans l'autre, bien que j'y trouve des similitudes, que quelques mots se placent avec justesse sur certaines de mes réalités. En attendant d'y repenser encore, j'apprécie l'apaisement particulier laissé par l'imprégnation de ces écritures si justes, belles et emplies de sens.